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Jean-Claude SUAUDEAU : "A Nantes, on avait 30 ans d'avance sur le Barça !"
Depuis qu'il s'est retiré du FC Nantes en 1998, les sorties médiatiques de "Coco" Suaudeau sont rares. Comme vous allez le constater dans cet entretien, elles en sont d'autant plus riches en réflexions et propos intéressants sur le football et son évolution. A 72 ans, c'est parce qu'il sait que nous représentons le football de la base, celui où tout commence, qu'il a accepté de sortir de sa retraite. Sans esprit de polémique, tout y passe, sa formation, la formation à la française, le FC Nantes, le Barça, Arsenal, Lille, la DTN, les éducateurs... En cette période de fêtes, nous sommes particulièrement heureux de vous offrir, en deux parties (la seconde samedi prochain), cette interview exclusive. Notre cadeau à nous pour vous remercier de votre fidélité et passer ensemble la trêve de Noël. (par Johan Cruyff)
M. Suaudeau, à quand remonte vos derniers contacts avec le football amateur, le vrai ?
A ma formation à moi, au moment où j'ai compris que j'étais un formateur dans l'âme. Car ensuite, même en faisant de la compétition en Ligue 1, je n'ai jamais cessé de m'intéresser à la formation jusqu'aux plus petites catégories.
A quoi ont ressemblé vos premières années de footballeur ?
Ma formation, je l'ai faite sur place, naturellement, avec les frères et les copains, sur le stade qui était en bas de chez moi, avec des éducateurs bénévoles qui étaient d'une compétence et d'une disponibilité incomparables. J'étais à Cholet qui était alors, avec Quevilly, un des meilleurs clubs amateurs de France. Mais avant de faire mes débuts, très jeune, en CFA, j'avais fréquenté des petits clubs alentour où j'avais croisé la route de très bons éducateurs. Je ne sais pas si c'était un hasard ou si c'était le cas partout mais ils étaient vraiment très bons. Ce sont eux qui m'ont donné envie de transmettre ensuite.
N'était-il pas plus facile d'être éducateur dans les années 50-60 qu'en 2010 ?
Je ne sais pas si c'était plus facile... Je crois que c'est lié à l'enseignement tel qu'il est diffusé à l'école. A cette époque, on parlait de vocation, de générosité et de disponibilité. Les éducateurs, les enseignants avaient plaisir d'être avec nous, et nous d'être avec eux. Je revois d'ailleurs souvent ceux qui sont encore vivants et ça me fait chaud au coeur. Evidemment, en équipe de jeunes ou même avec les adultes ensuite, nos conditions d'entraînement n'avaient rien de comparable avec ce qui se fait aujourd'hui mais l'encadrement, j'insiste, était remarquable. Je ne suis pas du tout sûr qu'ils aient pour la plupart obtenu des diplômes mais tous avaient joué et la majorité était assez âgée. Ce n'est plus le cas aujourd'hui où les éducateurs sont de plus en plus jeunes, pas forcément moins bons, mais forcément moins matures. Or, je pense qu'il faut avoir une certaine expérience pour bien comprendre la jeunesse et pour l'aimer également. Aujourd'hui, je les crois trop directifs. Alors qu'il faut avant tout apprendre à jouer. Ce qu'on propose aux gamins manque à mon avis de liberté.
"L'implication doit être totale. J'ai eu fini des séances d'entraînement complètement vidé..."
Vous en aviez davantage lorsque vous jouiez, vous en donniez davantage à vos joueurs ?
On avait une grande liberté d'expression. Il n'y a que lorsque je suis arrivé en CFA à Cholet que j'ai pris conscience de l'importance du résultat, que ça pouvait même prendre le pas sur l'expression individuelle d'un jeune joueur. C'est un paradoxe incroyable dans un processus de formation. J'étais un dribbleur né et j'adorais ça, c'était mon plaisir, j'avais été formé comme ça au contact des mes frères. C'est dans cette progression là que j'ai ensuite su et compris que je pouvais devenir le formateur que je suis devenu. Je l'ai découvert en fait dans mes lacunes de joueur professionnel. Il me manquait une bonne dose de confiance dans mon jeu. Une confiance que j'allais ensuite m'efforcer de donner à tous les joueurs à qui j'allais m'adresser. En essayant de cerner les qualités et les défauts chez les joueurs que j'avais en face de moi, j'ai compris que j'avais la vocation.
C'est aussi à Cholet et dans votre formation que vous avez puisé les préceptes de ce qui allait devenir le jeu à la nantaise ?
Oui, certainement, car on tapait dans le ballon autant pour marquer des buts que pour créer des combinaisons entre nous, pour faire travailler notre imagination. Ensuite, très vite, j'ai senti qu'il n'y avait pas cinquante manières de fonctionner à l'entraînement mais une seule liée à la capacité d'adaptation de l'entraîneur. Tout est fonction de ce que vous avez devant vous. Très vite, il faut être capable d'analyser ce que sont vos joueurs et ce qu'ils peuvent devenir. Tout part de là : faire en fonction de... Aujourd'hui beaucoup d'entraîneurs font comme ci ou comme ça parce que ça les arrange. C'est préétabli et pas adapté à tout à ce qu'ils ont devant eux.
Qu'est-ce qui est le plus difficile pour un entraîneur de jeunes selon vous ?
Apprendre aux plus jeunes à courir ensemble et à aimer ça, faire que ce ne soit pas rébarbatif. Ce n'est pas courir autour du terrain comme on le voit trop souvent mais au milieu du terrain, les uns en fonction des autres, par rapport à un espace, à soi-même, à l'adversaire. Une fois que les jeunes ont compris ça et qu'ils ont leur esprit orienté dans ce sens, tout est plus facile ensuite techniquement. Ils apprendront à voir avant de marquer de buts. Aujourd'hui, on ne leur fait pas suffisamment comprendre quels sont les éléments à développer pour espérer marquer. J'avoue que ce n'est pas facile à faire mais il y a des éléments distrayants à utiliser pour ouvrir l'esprit des enfants, des jeunes et des moins jeunes. A Nantes, je faisais de la formation jusqu'à 25 ans avec cette idée permanente de trouver un noyau de cinq-six joueurs qui se multiplieraient entre eux et perpétueraient le processus collectif d'une génération à l'autre.
Ce n'est pas vraiment un discours que l'on entend dans les écoles de foot actuellement !
Sans vouloir critiquer je pense effectivement qu'on pourrait s'y prendre différemment... Ici, à Nantes, lorsque j'étais encore en poste, les pupilles du club ne jouaient pas comme les autres équipes de l'Ouest. On avait une qualité de jeu supérieure et beaucoup d'observateurs se demandaient comment on faisait pour parvenir à cette fluidité dans le jeu, à ce plaisir partagé. On contournait les difficultés car on avait une méthode qui nous convenait et qui impliquait une réflexion sur le jeu. Du plus petit au plus grand, du plus rapide au plus lent... ça ne posait aucun problème.
Pour être efficacement appliquée, cette méthode ne nécessite-t-elle pas une sensibilité particulière, une intelligence au dessus de la moyenne ?
Non, il ne faut pas être particulièrement intelligent car c'est d'abord ensemble que ça se passe. Ou alors on parle d'intelligence collective. Mais il est certain que dans ce cadre là l'entraîneur va finir son entraînement presque aussi fatigué que ses joueurs. Son implication doit être différente et supérieure à la moyenne. J'ai eu fini des séances complètement vidé. Et je ne pense pas que ce soit réservé à une élite, au contraire, c'est adaptable à tous les niveaux et à toutes les catégories.
"Le Barça a réussi à trouver une demi douzaine de joueurs supérieurement intelligents qui entraînent tout le monde. A Nantes, nous n'en avions que deux ou trois... et on en perdait un par an !"
Cette méthode, ne ressemble-t-elle pas à celle qu'applique le Barça depuis un certain temps ?
Voilà un bon exemple de ce qu'on peut faire dès le plus jeune âge car au Barça ça démarre très tôt. Mais avant le Barça, ce qu'on appelait le jeu à la nantaise -expression que je n'aimais pas particulièrement d'ailleurs- c'était quoi sinon ce que nous montrent les Catalans en ce moment ? Bon, nous on ne gagnait pas la Ligue des Champions, on s'arrêtait en demi-finale, mais pour d'autres raisons qui n'avaient rien à voir avec le terrain. Prenons l'idée telle qu'elle est développée à Barcelone... je vous assure que c'est la même que celle que nous avons mise en place à Nantes, dans les années 60 et 70, avec Zaéta, dans la foulée d'Arribas. Avec trente ans d'avance et même plus !
Pourquoi ça marche mieux au Barça alors ?
Parce qu'ils ont réussi à trouver une demi douzaine de joueurs supérieurement intelligents qui entraînent tous les autres derrière eux. A Nantes, nous n'avions que deux ou trois joueurs de ce profil... et on en perdait un par an. Je ne suis pas allé voir comment ils travaillent mais, en toute modestie, je suis sûr qu'il y a plein d'éléments de la formation telle qu'elle y est pratiquée là-bas où je n'aurais rien à découvrir. Avec tous les bouquins qu'il y a aujourd'hui, il n'y a rien de plus facile que d'entraîner. La difficulté, elle tient dans les priorités qu'on se donne. Et pour moi, le paramètre incontournable a toujours été le mouvement. L'adaptation au mouvement est essentielle. Lors de la dernière Coupe du monde, avec l'Espagne, l'Allemagne l'avait aussi compris. Son jeu se rapprochait de celui des Espagnols mais avec moins de qualité technique. Nous, en France, on ne l'a pas compris...
(à suivre).